CHAPITRE DEUX
— Je suis trop vieux pour me lancer dans ce genre d’aventures, observa frère Cadfael, qui n’en croyait pas un mot.
— Je note au passage, répondit Mark qui lui jeta un regard en coin, que vous avez attendu d’être à bonne distance de Shrewsbury pour vous en rendre compte, et quand je pense, mon pauvre vieil ami, qu’il n’y a personne pour vous prendre au mot et vous prier de rester chez vous !
— J’aurais été bien bête, vous ne croyez pas ? acquiesça bien volontiers l’intéressé.
— Quand vous commencez à mettre votre âge en avant, je sais ce qui m’attend. Un cheval bien nourri à l’avoine, tout juste sorti des écuries et qui a pris le mors aux dents, oui. Je vous rappelle, lança sévèrement Mark, que ce sont des évêques et des chanoines que nous allons voir et qu’ils ne sont déjà pas faciles. Espérons que nous ne rencontrerons personne de plus dangereux !
N’empêche qu’il n’avait pas l’air trop convaincu. Cette bonne chevauchée avait amené des couleurs sur ses joues maigres, pâles, et une étincelle brillait dans ses yeux. Mark avait été élevé parmi des chevaux de labour ; il s’était échiné pour un oncle qui lui pleurait le logement et la nourriture. Aujourd’hui encore, il continuait à monter comme à la campagne, sans élégance mais avec efficacité, alors que les écuries de l’évêque lui avaient fourni un beau hongre élancé en lieu et place d’un percheron à la démarche lourde. L’animal était bai clair, avec une robe luisante, cuivrée, plein de feu avec un cavalier aussi léger.
Ils s’étaient immobilisés au sommet de la crête dominant la riche vallée de la Dee. Le soleil poursuivait sa course vers l’ouest, et sa lumière dorée de midi s’était adoucie et nuancée d’une teinte ambrée, très tendre, qui rayonnait sur la rivière, dont les méandres apparaissaient et disparaissaient tour à tour entre ses rives boisées. C’était encore un cours d’eau de montagne qui dansait sur un lit de rochers et donnait naissance à des arcs-en-ciel jaillis de ses embruns traversés de soleil. Quelque part, en contrebas, on leur fournirait bien un logis pour la nuit.
Côte à côte, les deux amis s’engagèrent sur la pente descendante, couverte d’herbe, assez large pour deux.
— Je peux vous assurer, commença Cadfael, que je ne me serais jamais attendu, à mon âge, à être recruté pour une expédition de ce genre. Je vous en suis redevable beaucoup plus que vous ne le pensez. A Shrewsbury, je suis chez moi, et je ne voudrais changer pour rien au monde, sauf pour une visite. Mais de temps à autre, le besoin de partir me démange. C’est merveilleux de rentrer chez soi, mais ça n’est pas mal non plus de fiche le camp ; et c’est tellement agréable de songer au départ et aussi au retour. Tant mieux pour moi si Théobald a pensé à recruter des alliés pour son nouvel évêque. Mais que lui envoie donc Roger de Clinton, à part une lettre officielle ?
Il n’avait pas eu le temps de satisfaire sa curiosité sur ce point jusqu’à présent. Le paquet que Mark portait sur sa selle était trop mince pour contenir un objet volumineux.
— Une croix pectorale, bénie au reliquaire de Saint-Chad. C’est l’un des chanoines qui l’a fabriquée. Il travaille bien l’argent.
— Et la même chose pour Meurig, avec ses prières et ses compliments fraternels ?
— Non, pour Meurig, il y a un bréviaire, un très bel ouvrage. Notre meilleur enlumineur l’avait pratiquement fini quand les ordres de l’archevêque nous sont parvenus, alors il a ajouté un feuillet spécial avec une image de saint Deniol, le saint patron de Meurig. Personnellement, j’aimerais mieux le livre, commenta Mark, en se frayant un chemin parmi les bois descendant en pente raide qui menaient à la vallée, dans le soleil déclinant. Mais la croix a un aspect plus formel. Après tout on avait des ordres. Mais ne pensez-vous pas qu’on peut y voir la preuve que Théobald sait avoir donné à Gilbert un poste pour le moins délicat ?
— Je n’aimerais pas être à sa place, admit Cadfael. Mais, qui sait, il aime peut-être la bagarre. Il y a des gens qui en ont besoin pour vivre. S’il fourre son nez de trop près dans les coutumes galloises, il sera servi, vous pouvez me croire.
Ils sortirent du couvert parmi un moutonnement de vertes prairies et de buissons épais qui longeaient la rive. Près d’eux la Dee projetait des lueurs orangées venues de l’ouest. Par-delà le courant s’élevait une colline couverte d’herbe que couronnaient des ouvrages dont ils ne distinguaient que les contours, manifestement dus à la main de l’homme depuis des lustres ; sous un étroit pont de bois la Dee étincelait et dansait sur un lit de cailloux. C’est là, qu’à l’église Sainte-Collen, ils demandèrent au curé de la paroisse, qui le leur accorda bien volontiers, de les loger pour la nuit.
Le jour suivant, ils passèrent de l’autre côté et gravirent les hautes terres sans arbres qui mènent de la vallée de la Dee à celle de la Clwyd ; là, ils suivirent benoîtement le cours d’eau tout au long de cette belle matinée et jusque dans l’après-midi où alternèrent de douces pluies et de timides éclaircies. Ils traversèrent Ruthin, au pied d’affleurements de roches rouges comportant au sommet une forteresse trapue en bois avant de pénétrer dans le vallon superbe et large, dont le feuillage nouveau brillait de toutes parts. Avant que le soleil ne se fût couché, ils parvinrent à la langue de terre qui s’amincissait entre la Clwyd et l’Elwy, avant le confluent des deux rivières, au-dessus de Rhuddlan. C’est là que se situait la ville de Llanelwy abritant la cathédrale Saint-Asaph, confortablement nichée dans une verte vallée bien protégée.
Elle était si petite, compacte, qu’il était presque exagéré de parler de ville. Les maisons basses, construites en bois, étaient serrées les unes contre les autres ; un unique chemin conduisait au cœur de la cité où l’on distinguait, sans qu’on puisse s’y tromper, le toit allongé et le clocher, lui aussi en bois, de la cathédrale au centre du village. Toute modeste qu’elle fût, c’était le plus grand bâtiment qu’on puisse voir et le seul à avoir des murs de pierre. Tout un ensemble d’autres toits bas l’entourait qu’on avait dans la plupart des cas hâtivement réparés tandis que des hommes s’affairaient, juchés sur les autres, car même si l’église était restée en activité, le diocèse était en sommeil depuis soixante-dix ans, et s’il demeurait des chanoines qui étaient attachés à ce centre, leur nombre avait dû diminuer sérieusement et leurs maisons tomber en ruine depuis bon nombre d’années. La ville-cathédrale avait été fondée par saint Kentiguern sur le modèle celtique du « clas », en d’autres termes un collège de chanoines dirigé par un prêtre abbé, avec parmi ses membres au moins un prêtre supplémentaire. Les Normands avaient pour cette organisation le plus profond mépris et se donnaient beaucoup de mal pour que tout ce qui concernait la religion en pays de Galles fût soumis au rite romain observé par Cantorbéry. C’était une lourde tâche, mais les Normands étaient des gens opiniâtres.
Mais ce qui surprenait le plus dans cette communauté rurale perdue au bout du monde était qu’elle semblait surpeuplée à un degré incroyable. Dès qu’ils approchèrent de l’enceinte, ils furent enveloppés par toute une foule dont l’activité évoquait beaucoup plus l’entourage d’un prince que celui d’une enceinte monacale. Il y avait non seulement des charpentiers et des bâtisseurs mais aussi des hommes et des femmes qui couraient les bras chargés de pichets d’eau, de draps et courtepointes, de tentures soigneusement pliées, de pains fraîchement cuits et de paniers de nourriture, sans oublier un solide gaillard qui portait sur l’épaule un demi-cochon.
— Ce n’est pas seulement la maison d’un évêque, ma parole ! s’exclama Cadfael, observant la scène avec étonnement. C’est une armée qu’on nourrit ! Gilbert aurait-il déclaré la guerre à la vallée de Clwyd ?
— Pour moi, rétorqua Mark, un peu abasourdi par cet escadron qui tourbillonnait, avec un regard au doux moutonnement des collines, on attend des hôtes autrement plus importants que nous.
Cadfael tourna les yeux pour voir de quoi parlait Mark. Dans l’ombre des collines, il y avait des points de couleur qui ponctuaient le plateau vert au-dessus de la petite ville. De brillants pavillons de toile et des oriflammes claquaient au vent. Ce n’était pas là l’équipement Spartiate d’un camp militaire, mais bel et bien le train d’une maison princière.
— Ce n’est pas une armée, déclara Cadfael, mais une cour. Nous voilà en la compagnie des grands de ce monde. Ne vaudrait-il pas mieux vérifier rapidement si deux personnes de plus seront les bienvenues ? Il se prépare en effet peut-être quelque chose qui dépasse les relations fraternelles entre évêques ? Remarquez, si les grands officiers du prince se tiennent à deux pas de Gilbert, leur rappeler l’existence de Cantorbéry ne serait peut-être pas une mauvaise chose, même s’il y a d’autres manières de se rendre populaire !
Ils s’avancèrent dans l’enceinte en regardant partout autour d’eux. Le palais de l’évêque était un bâtiment neuf, édifié en bois ; il comportait une grande salle et des chambres avec de part et d’autre un certain nombre de petites habitations nouvelles. Il y avait un peu plus de six mois que Gilbert avait été consacré à Lambeth ; il était évident qu’on n’avait pas perdu de temps pour restaurer le périmètre de la cathédrale du mieux possible afin qu’on pût le recevoir dignement. Cadfael et Mark mettaient pied à terre dans la cour quand un jeune homme traversa la presse d’un pas vif et appela d’un geste un palefrenier pour s’occuper de leurs montures.
— Puis-je vous être utile, mes frères ?
Il était jeune, sûrement pas plus de vingt ans ; il n’appartenait certainement pas aux religieux servant sous Gilbert. Un courtisan portant l’habit de sa fonction, plutôt, et des bijoux autour de la gorge. Il se déplaçait et parlait avec grâce, comme quelqu’un qui a confiance en lui ; le visage brillant, le teint clair, les cheveux bruns, tirant sur le roux. Il était grand, avec quelque chose dans son allure qui rappelait vaguement quelque chose à Cadfael, bien qu’il fût sûr de ne l’avoir jamais vu auparavant. Il avait commencé par s’adresser à eux en gallois, mais passa facilement à l’anglais après avoir observé Mark de la tête aux pieds d’un regard brillant.
— Ceux qui portent votre habit sont toujours les bienvenus. Venez-vous de loin ?
— De Lichfield. Nous sommes porteurs d’une lettre et d’un cadeau fraternels pour monseigneur Gilbert de la part de mon évêque, Roger de Clinton, évêque de Coventry et de Lichfield.
— Il en sera sincèrement ravi, affirma le jeune homme avec une surprenante candeur, accompagnée d’un sourire éclatant, malicieux mais aimable. Je ne serais pas surpris qu’il éprouve le besoin d’avoir des renforts. Attendez, je vais demander qu’on vous porte vos fontes, puis je vous conduirai à un endroit où vous pourrez vous reposer et prendre des rafraîchissements. Il n’est pas encore l’heure de souper.
Un geste de sa part amena des serviteurs pour se charger de leurs bagages et marcher derrière eux cependant que le jeune homme les menait vers une des cellules neuves, proches de la grande salle, de l’autre côté de la cour.
— Je n’ai aucun droit à donner des ordres ici, je ne suis moi-même qu’un invité, mais on s’est habitué à moi, leur confia-t-il avec une incontestable assurance légèrement amusée, comme s’il y avait une bonne raison pour que le cercle de l’évêque s’accommode de lui et qu’il connaissait suffisamment les usages pour ne pas pousser son avantage trop loin.
Le logement était petit mais adéquat ; il comportait des lits, un banc, une table. Dans toute la pièce se répandait une odeur de bois fraîchement ouvragé. Des couvertures nouvelles étaient posées sur les lits et un parfum de bonne laine se mêlait à celui des poutres récemment coupées.
— Je vais envoyer quelqu’un vous apporter de l’eau, émit leur guide, et dénicher un des chanoines. Sa seigneurie a choisi du mieux qu’il a pu, mais il lui en faut beaucoup. Il a du mal à remplir son chapitre. Mettez-vous à l’aise, mes frères, on va venir vous voir sans tarder.
Et sur ce il s’en alla à grands pas, de sa démarche élastique, les laissant s’installer à leur convenance, après la journée qu’ils avaient passée à cheval.
— De l’eau ? interrogea Mark, réfléchissant à cette première et essentielle marque de courtoisie. Cela revient-il à offrir le sel, au pays de Galles ?
— Non, mon garçon. Dans une région où les gens vont principalement à pied, on en connaît la valeur. On va nous apporter de quoi nous baigner les pieds et nous débarrasser de la poussière de la route. C’est une manière courtoise de demander si nous comptons rester pour la nuit. Si nous refusons, cela voudra dire que nous sommes là pour une brève visite de courtoisie. Si nous acceptons, nous devenons, à partir de ce moment, les hôtes de la maison.
— Et ce jeune seigneur ? Il est trop élégant pour être un domestique et n’est certainement pas un clerc. Il se prétend invité. Sur quelle sorte d’assemblée sommes-nous tombés, Cadfael ?
Ils avaient laissé la porte grande ouverte pour donner passage à la lumière de la soirée et voir les gens qui s’agitaient dans la cour. Une jeune fille arriva, se frayant un chemin dans la foule affairée. Elle avait une démarche allongée, gracieuse et tenait un pichet dans une grande coupe. La porteuse d’eau était grande et vigoureuse. Une tresse de cheveux brillants d’un noir bleuté, épaisse comme son poignet, pendait sur son épaule et des mèches folles voletaient sur ses tempes sous l’effet de la brise. C’est un plaisir de la contempler, songea Cadfael en la regardant s’approcher. Elle s’inclina profondément devant eux en entrant, gardant les yeux respectueusement baissés pour les servir. Elle leur versa de l’eau, délaça leurs sandales de ses longues et belles mains ; ce n’était pas une servante mais une hôtesse prévenante si sûre de sa position dominante qu’elle pouvait s’abaisser à jouer les domestiques sans rien perdre de sa dignité. Quand ses mains se posèrent sur les chevilles fines et les pieds délicats de Mark, évoquant ceux d’une fille, le jeune religieux rougit furieusement, jusqu’à la racine des cheveux ; comme si cette rougeur lui avait brûlé le front, elle leva la tête.
Même s’il ne dura qu’un instant, ce fut un regard extrêmement révélateur. A peine eut-elle levé les yeux que son visage, jusque-là impassible, voire austère, s’illumina, tel du vif-argent, d’une foule d’expressions qui se succédèrent à la vitesse de l’éclair. Elle observa Mark une seconde entre ses cils ; son inconfort l’amusa et l’espace d’une seconde elle se demanda si elle allait lui laisser voir son rire, ce qui l’aurait encore plus déconcerté. Finalement elle y renonça, dans un élan de sympathie pour sa jeunesse et son apparence d’innocence fragile ; son visage ovale reprit donc son air grave.
Ses yeux étaient d’un mauve si profond qu’ils en paraissaient presque noirs, dans l’ombre. Elle devait avoir dix-huit ans tout au plus. Peut-être moins, même, mais sa taille et son allure lui donnaient l’assurance d’une femme. Elle avait mis des serviettes de toile sur son épaule et elle se serait fait une joie malicieuse d’essuyer les pieds de Mark de ses propres mains, mais il s’y refusa énergiquement. L’autorité qui émanait non pas de sa frêle personne mais du sérieux de son office l’amena à la prendre fermement par la main et à la relever alors qu’elle était à genoux. Elle se remit aussitôt debout ; seul un bref éclair qui passa dans ses yeux sombres compromit son expression solennelle. Elle donnerait du fil à retordre aux jeunes clercs, songea Cadfael, sentant bien que lui n’était pas en danger. Et si on allait par là, aux plus âgés aussi, mais pas de la même façon.
— Non, déclara Mark d’une voix ferme. Ce n’est pas convenable. Notre rôle en ce bas monde est de servir et non pas d’être servi. Or, d’après tout ce que nous avons pu voir dehors, vous avez de l’occupation et ce ne sont pas les hôtes qui vous manquent, sûrement plus exigeants que nous ne souhaitons l’être.
A ces mots, elle éclata franchement de rire, mais il était évident qu’elle ne riait pas de lui, sans toutefois qu’ils comprennent ce que cette réflexion avait pu lui suggérer. Jusqu’à présent, elle n’avait pas dit un seul mot, sauf pour les saluer à mi-voix depuis le seuil de la porte. Mais là, elle se lança dans un flot de paroles en gallois d’une voix chantante, si bien que dans son discours se mêlaient la danse et la poésie.
— Ce n’est pas moi qui en ai à revendre, mais sa seigneurie monseigneur Gilbert, qui ne s’attendait sûrement pas à tout cela ! Est-il vrai, comme le prétend Hywel, que vous venez avec des cadeaux et des compliments de la part des évêques anglais ? Alors vous serez les bienvenus à Llanelwy, ce soir, je peux vous l’assurer. Notre nouvel évêque a le plus grand besoin de tous les encouragements qu’on pourra lui apporter. Il appréciera grandement que l’archevêque lui rappelle qu’il le soutient, parce qu’avec les princes, il a bien des ennuis. Il sera ravi de votre présence. On vous installera sûrement à la haute table dans la grande salle, pour le repas.
— Celle des princes ? renvoya Cadfael en écho. Mais alors Hywel… C’est Hywel qui nous a reçus lors de notre arrivée ? Hywel ab Owain ?
— Vous ne l’avez pas reconnu ? s’étonna-t-elle.
— C’est que je ne l’avais jamais vu, mon enfant. Je ne le connaissais que de réputation.
Ainsi donc c’était ce jeune homme que son père avait envoyé à la tête d’une armée chasser Cadwalader de la région nord de Ceredigion, après avoir brûlé son château de Llanbadarn, et qui avait, selon toute apparence, fermement mené à bien sa besogne sans rien perdre de sa bonne humeur ni déranger l’ordonnance de sa chevelure. Et dire qu’il avait l’air à peine assez âgé pour porter les armes !
— Je pensais bien qu’il y avait en lui quelque chose de familier ! J’ai eu l’occasion de rencontrer Owain avec qui j’ai eu affaire il y a trois ans pour une question d’échange de prisonniers. Alors il a envoyé son fils pour lui rapporter comment monseigneur Gilbert exécute ses tâches pastorales, observa Cadfael. Il avait donc confiance en lui aussi bien en ce qui concerne les questions ecclésiastiques que séculières, et à juste titre probablement.
— Mieux que ça ! s’écria la jeune fille en riant. Il s’est déplacé en personne ! Vous n’avez pas vu ses tentes dans les prairies, là-haut ? Pour quelques jours, Llanelwy est l’apanage d’Owain et de la cour de Gwynedd, rien que ça ! C’est un honneur dont monseigneur Gilbert se serait volontiers passé. Non pas que le prince ait cherché en quoi que ce soit à l’intimider ou à l’humilier, mais il est toujours présent, à surveiller tous ses faits et gestes. Oh ! le prince est plein de courtoisie et de respect ! Il ne demande à l’évêque que de les loger, lui et son fils, tous les autres étant à sa charge. Mais ce soir, tout ce beau monde soupera dans la grande salle. Vous verrez, vous débarquez à point nommé.
Tout en parlant, elle avait remis les serviettes sur son bras, tout en continuant à surveiller attentivement les allées et venues dans la cour. Suivant son regard, Cadfael remarqua un grand gaillard vêtu d’une soutane sombre qui approchait de leur cellule d’une démarche chaloupée, impressionnante.
— Je vais vous apporter de quoi manger et de l’hydromel, murmura la jeune fille, revenant brusquement aux questions pratiques.
Puis, ramassant sa coupe et son pichet, elle était sortie de leur cellule avant l’arrivée du clerc. Cadfael les vit se croiser au passage ; l’homme lui adressa un mot, la jeune femme se contenta d’une inclination de la tête. Il eut le sentiment d’une curieuse tension entre eux, lui étant visiblement mal à l’aise tandis qu’elle était respectueuse mais glaciale. Sa venue avait accéléré son départ à elle ; pourtant, à en juger par la façon dont il lui avait parlé en la rencontrant et dont il se tourna pour la suivre du regard avant de pénétrer dans la cellule, on pouvait à bon droit se demander si ce n’était pas lui qui la craignait et non le contraire ; de son côté, elle semblait éprouver envers cet homme une rancune sur laquelle elle ne voulait pas revenir. Elle n’avait pas levé la tête vers lui ni modifié le rythme impétueux de sa démarche ; c’est lui qui ralentit le pas, peut-être pour reprendre sa dignité avant de se présenter à des étrangers.
— Bonjour, mes frères, soyez les bienvenus ! lança-t-il du seuil de la porte. Je gage que ma fille a veillé à votre confort avec compétence.
Voilà qui établissait clairement leurs relations. L’homme prononça ces mots après mûre réflexion comme si cela impliquait un problème qu’il faudrait envisager un jour ou l’autre, préambule qu’il lui paraissait indispensable de poser dès l’abord. Ce qui après tout n’était pas inutile, puisqu’on voyait bien évidemment qu’il avait reçu la tonsure, qu’il était prêtre et occupait un poste d’autorité, point dont il décida aussi de parler sur-le-champ :
— Je m’appelle Meirion ; j’ai servi cette église pendant de nombreuses années. Avec la nouvelle administration je suis devenu chanoine, membre du chapitre. Si vous avez besoin de quoi que ce soit qu’on puisse vous procurer, n’hésitez pas à me le faire savoir, je veillerai personnellement à ce que vous ayez satisfaction.
Il parlait un anglais académique, un peu hésitant, car visiblement il était gallois. Solide, massif, beau à sa manière avec une complexion plutôt sombre, il avait un visage au dessin très net, se tenait très droit et sa couronne de cheveux noirs était à peine teintée de gris. La demoiselle avait hérité de son teint, de ses yeux brillants, foncés, mais l’étincelle qui y brillait était pleine de gaieté alors que dans son regard à lui on décelait une légère impression de malaise sous son front impérieux. Cet homme fier, ambitieux n’était très sûr ni de lui-même ni des pouvoirs qui lui étaient conférés. Qui sait d’ailleurs s’il ne se trouvait pas dans une situation délicate maintenant qu’il était devenu chanoine, au service d’un évêque normand ? C’était une possibilité. S’il ne se cachait pas d’avoir une fille, on pouvait envisager une épouse quelque part, ce qui risquait de déplaire à Cantorbéry[4]. Ils l’assurèrent que leur logement les satisfaisait en tous points et qu’il était même plus luxueux que ne l’autorisaient les principes monastiques. Mark courut chercher dans ses bagages la lettre qui portait le sceau de monseigneur Roger de Clinton, superbement calligraphiée, ainsi que le petit coffret de bois ouvragé qui contenait la croix d’argent. Ravi, le chanoine Meirion retint son souffle ; l’orfèvre de Lichfield, qui était un très bon artisan, avait produit une œuvre de belle facture.
— Sa seigneurie s’en réjouira, je peux vous le garantir. Je n’ai pas besoin de vous dissimuler, à vous qui êtes gens d’Église, que la situation de monseigneur Gilbert est loin d’être aisée et que tout geste de soutien lui est d’un grand réconfort. Si vous me permettez cette suggestion, il serait bon que vous arriviez au souper d’une façon très officielle, quand tous seront assis à table et que vous expliquiez publiquement la raison de votre venue. Je vous servirai de héraut quand vous entrerez dans la grande salle ; vos places vous seront réservées, auprès de l’évêque.
Il en était devenu presque tranchant. Il fallait exploiter au maximum le rappel lancé dans les formes non seulement par Lichfield mais aussi par Théobald et Cantorbéry que le rite romain avait été accepté et qu’un prélat normand avait été nommé à Saint-Asaph. Le prince était venu montrer son pouvoir temporel, accompagné de ses chevaliers ; le chanoine Meirion avait l’intention d’utiliser frère Mark en tant que symbole de l’autre pouvoir, celui de l’Église, tout inadéquat qu’il puisse paraître.
— Également, mon frère, même si l’évêque n’a pas besoin de traduction, et pour cause, il serait bon que vous répétiez en gallois ce que le diacre Mark jugera à propos de déclarer dans la grande salle. Le prince connaît un peu l’anglais, mais la plupart de ses chefs de clan n’en comprennent pas un traître mot.
Ignorance dont le chanoine Meirion entendait bien ne pas leur laisser le bénéfice. Tous, jusqu’au garde le plus modeste, sauraient exactement de quoi il avait été question.
— J’avertirai sa seigneurie de votre arrivée, mais n’en soufflez mot à âme qui vive.
— Hywel ab Owain est déjà au courant, l’informa Cadfael.
— Qui n’aura pas manqué d’en prévenir son père. N’importe, le spectacle n’en sera pas moins grandiose pour autant. En vérité, c’est une chance que vous soyez arrivés aujourd’hui tout particulièrement, car demain le roi et ses hommes repartiront pour Aber.
— En ce cas, répondit Mark, décidant de parler franchement à un être qui s’était montré franc envers eux, nous pourrons chevaucher de conserve, car je suis également porteur d’une lettre pour monseigneur Meurig de Bangor.
Le chanoine marqua là-dessus une pause brève pour se donner le temps de la réflexion avant d’approuver d’un hochement de tête. Après tout, il était lui-même gallois, même s’il s’efforçait de son mieux de servir honnêtement son Normand de maître.
— Parfait ! Votre évêque est un sage. Cela nous met sur un pied d’égalité ; le prince appréciera à sa juste valeur. Et puis, c’est amusant, ma fille Heledd et moi serons de la partie. Elle doit épouser un gentilhomme qui est au service du prince ; il a des terres à Anglesey et il doit nous rejoindre à Bangor. Nous chevaucherons donc de compagnie.
— Tout le plaisir sera pour nous, affirma Mark.
— Je viendrai vous chercher dès que les invités seront installés, leur promit le chanoine, très satisfait, avant de les laisser se reposer pendant une heure.
La jeune fille ne revint qu’après son départ ; elle leur apportait un pichet d’hydromel et un plateau de gâteaux au miel. Elle les servit en silence, avec l’intention manifeste de ne pas bouger de là. Au bout d’un moment elle leur demanda brusquement, l’air renfrogné, ce qu’il leur avait raconté.
— Que lui et sa fille devaient se rendre demain à Bangor, tout comme nous, l’informa Cadfael d’un ton égal, observant son visage qui ne révélait rien. Nous aurons l’escorte d’un prince jusqu’à Aber.
— Ah ! tiens, il me considère toujours comme sa fille, lança-t-elle avec une moue boudeuse.
— Mais bien sûr, et il a toutes les raisons d’en être fier. Si vous vous donnez la peine de vous regarder dans un miroir, ajouta Cadfael avec une candeur naïve, vous comprendrez sans peine pourquoi.
Cette phrase arracha à Heledd un timide sourire. Fort de ce début de succès, Cadfael tenta d’exploiter ce petit avantage.
— Qu’est-ce qui ne va pas entre vous ? Le nouvel évêque représenterait-il une menace pour vous ? S’il compte se débarrasser de tous les prêtres mariés dans son diocèse, il aura de quoi faire ! Votre père semble très capable, pas du tout le genre d’homme dont un nouveau venu peut se passer sans encombre.
— Oh ! pour ça, oui ! s’exclama-t-elle, avec une certaine chaleur, et sa seigneurie tient à le garder. Il se serait trouvé dans une situation beaucoup plus délicate si ma mère n’avait pas été à l’agonie lors de l’arrivée de monseigneur Gilbert. Il était évident qu’elle n’en avait plus pour longtemps, alors ils ont attendu ! Non, mais vous vous rendez compte ? Attendre la mort d’une épouse, pour ne pas avoir à la séparer d’un mari dont elle avait le plus grand besoin ! Et puis elle est morte, à Noël dernier, et depuis c’est moi qui lui tiens sa maison ; je lui prépare sa cuisine, je lui lave son linge ; on pensait pouvoir continuer comme ça. Mais non ! Je suis la preuve vivante d’un mariage dont l’évêque prétend qu’il était illégal et sacrilège. A ses yeux, je n’aurais jamais dû naître ! Si mon père passe le reste de sa vie dans le célibat, moi je suis toujours là pour lui rappeler ce qu’il veut tellement oublier. Oui, c’est bien de lui que je parle, pas seulement de l’évêque ! Je le gêne pour se pousser dans les faveurs de son nouveau patron.
— Vous êtes injuste envers lui ! s’écria Mark, choqué au plus haut point. Je suis certain qu’il a pour vous l’affection d’un père, comme je suis sûr que vous lui portez un amour filial.
— Nous n’avions jamais eu l’occasion de mettre nos sentiments à l’épreuve, répondit-elle simplement. Oui, on s’aime ; personne n’en disconviendra. Oh ! il ne me veut pas de mal, ni l’évêque non plus. Mais ils souhaitent tous les deux et du fond du cœur me voir au diable vauvert, comme ça je ne les gênerai plus dans leurs projets.
— Voilà donc pourquoi ils comptent vous marier à quelqu’un d’Anglesey, c’est suffisamment loin, nota Cadfael, pour ne plus leur poser problème, tout en se situant encore au nord du pays de Galles. Oui, il est évident que cela permettrait à l’évêque de dormir sur ses deux oreilles. Mais vous, dans tout ça ? Connaissez-vous l’homme auquel on vous destine ?
— Non, c’est le prince qui a tout arrangé. Il a cru bien faire, et c’est ainsi que je le prends. L’évêque, lui, voulait m’expédier dans un couvent en Angleterre, et me forcer à prendre le voile. Owain Gwynedd ne s’est pas gêné pour déclarer que ce serait un beau gâchis, à moins que je n’y tienne personnellement. Il m’a donc demandé en plein milieu de la grande salle, au vu et au su de tout le monde, si j’étais disposée à accepter et j’ai répondu non à haute et intelligible voix. Alors il m’a proposé ce mariage. Son vassal cherche une épouse ; il paraît que c’est un homme de bien, plus tout jeune, il a la trentaine passée, ce qui n’est pas non plus très vieux ; il ne manque pas d’allure et il a bonne réputation. C’est toujours mieux, ajouta-t-elle avec enthousiasme, que d’être enfermée derrière les grilles d’un couvent en Angleterre.
— Incontestablement, approuva sincèrement Cadfael, à moins que votre cœur ne vous y pousse, et ce n’est pas demain la veille, à mon sens. Et c’est également mieux que de continuer à vivre ici avec le sentiment que vous n’êtes pas à votre place et que vous gênez. Vous n’êtes pas entièrement contre le mariage ?
— Non ! répondit-elle, véhémente.
— Il n’y a rien, à votre connaissance, qu’on puisse reprocher à celui que le prince a en tête ?
— Non, sauf que ce n’est pas moi qui l’ai choisi, répondit-elle avec, sur ses lèvres rouges, une mimique d’entêtement.
— Quand vous le verrez, il vous plaira peut-être. Ce ne serait pas la première fois qu’un être intelligent aurait réuni deux personnes destinées l’une à l’autre, observa sagement Cadfael.
— De toute manière, répliqua-t-elle en soupirant, je n’ai pas le choix, pas vrai ? Mon père vient avec moi pour s’assurer que je saurai me conduire et le chanoine Morgant, qui est raide comme la justice… et comme l’évêque, nous accompagne pour nous surveiller tous les deux. Un scandale de plus et adieu à tout avancement tant que Gilbert sera là. Je pourrais le briser si ça me chantait, ajouta-t-elle, vengeresse, pensant manifestement à quelque chose qui ne pourrait jamais se réaliser, malgré sa colère et son mépris.
Et se retournant depuis le seuil de la porte dans la lumière du soir, elle lança :
— Je peux très bien me passer de lui. Tôt ou tard, je me serais mariée. Mais savez-vous ce qui me vexe le plus ? Qu’il renonce à moi aussi facilement et qu’il soit tellement content de se débarrasser de moi.
Comme promis, le chanoine Meirion vint les chercher, au moment où l’animation dans la grande cour commençait à se calmer ; les bâtisseurs avaient arrêté leur travail pour cette journée ; les serviteurs avaient terminé leurs préparatifs pour le repas du soir et pris efficacement position. Toute la maison, des princes aux palefreniers, était réunie dans la grande salle. On y voyait encore très clair mais avant de disparaître à l’ouest, le soleil se perdait dans un silence doré.
Vêtu pour la cérémonie, le chanoine était propre comme un sou neuf, mais sans ostentation, pour rappeler l’austérité de son rôle, peut-être, et ce d’autant plus qu’il ne tenait à rappeler à personne toutes les années où il avait vécu maritalement. A une certaine époque, il y avait fort longtemps, on avait exigé que tous les prêtres celtes observent le célibat avec la même insistance que manifestait aujourd’hui monseigneur Gilbert, mais tout simplement parce que l’Église celte reposait entièrement sur l’idéal monastique, et tout ce qui s’en écartait en diminuait la sainteté tout en risquant de créer un précédent. Mais depuis une éternité, il n’était pas jusqu’au souvenir de cette époque qui n’ait pratiquement disparu de la mémoire des hommes car elle remontait à l’âge des saints. Aujourd’hui, il y aurait une réaction tout aussi indignée si on essayait de remettre cette pratique en vigueur, exactement comme quand on y avait petit à petit renoncé. Il y avait à présent des siècles que les curés se mariaient comme tout un chacun et élevaient leurs enfants, à l’instar de leurs paroissiens. Même en Angleterre, dans les campagnes les plus reculées, beaucoup d’humbles prêtres étaient mariés et nul n’aurait songé à les en blâmer. Au pays de Galles, il n’était pas rare qu’on se succède à la cure de la paroisse de père en fils. Plus grave encore, les fils de certains évêques trouvaient normal de remplacer leur père à la tête du diocèse quand leur géniteur serait passé de vie à trépas, comme si les offices les plus élevés de l’Église étaient devenus de véritables fiefs. Et voici qu’arrivait un évêque étranger, imposé de l’extérieur, qui dénonçait ces pratiques comme d’abominables péchés et entendait écarter de son diocèse tous les membres du clergé qui n’étaient pas célibataires.
Et cet homme capable, impressionnant, qui était venu les appeler à soutenir son maître, avait bien l’intention de ne pas se voir lésé simplement parce que, bien qu’ayant enterré sa femme juste à temps, il lui restait une fille sur les bras pour continuer à témoigner contre lui. Il n’avait aucun grief contre elle et veillerait à ce qu’elle ne manque de rien, à condition qu’elle ne reste pas devant ses yeux et qu’il n’ait plus à penser à elle.
Quand il voulait quelque chose, il n’hésitait pas et savait où était son intérêt. Il comptait bien exploiter la visite de ces deux religieux ainsi que leur mission pour plaire à son maître et lui donner satisfaction.
— Ils viennent juste de prendre place. Il y aura le silence tant que l’évêque et les princes ne seront pas installés. Je me suis occupé de vous laisser une place tout près de la haute table, où tout le monde pourra vous voir et vous entendre.
Là encore, il fallait lui rendre cette justice que la frêle stature de Mark ne lui inspirait ni déception ni mépris, pas plus que la simplicité de son habit noir de bénédictin et de son maintien. En vérité, il le regardait même avec un hochement de tête approbateur. Son allure modeste, il fallait le reconnaître, ne manquait pas de distinction.
Mark prit dans ses mains le rouleau de parchemin sur lequel était rédigée la lettre de Roger de Clinton ainsi que le petit coffret ouvragé qui contenait la croix, et les deux amis suivirent leur guide, traversèrent la cour pour arriver à la porte du palais de l’évêque. A l’intérieur, l’odeur capiteuse du bois bien sec et de la résine des torches embaumait l’air. Quand ils entrèrent, précédés du chanoine Meirion, le murmure discret des conversations s’éteignit parmi les tables basses. Derrière la haute table, à l’autre bout de la grande salle, toute une suite de visages, illuminés par les flambeaux, fixait attentivement la petite procession qui s’avançait le long de l’espace dégagé sous l’estrade. L’évêque, silhouette méconnaissable à cette distance, était au milieu, encadré par les princes ; le reste de la tablée se composait de clercs et de nobles au service d’Owain, disposés alternativement. Tous les yeux étaient posés sur frère Mark, petit, très droit, seul dans cet espace laissé libre, car le chanoine Meirion s’était mis de côté pour le laisser seul occuper le terrain et Cadfael était resté à quelques pas en arrière.
— Votre seigneurie, voici le diacre Mark, de la maison de l’évêque de Lichfield et de Coventry qui vous demande audience.
— Le messager de mon collègue de Lichfield est le très bienvenu, lança-t-on d’une voix officielle depuis la haute table.
Mark prononça son bref discours d’une voix claire, sans quitter des yeux la longue forme mince en face de lui. Très droit, des cheveux raides gris acier entourant sa tonsure, un long nez en lame de couteau aux narines palpitantes, une bouche aux lèvres fières, crispées et un sourire de commande car son propriétaire manquait de pratique, voilà ce qu’il distingua.
— Mon seigneur, l’évêque Roger de Clinton, m’ordonne de vous saluer respectueusement en son nom, comme son frère dans le Christ, et son prochain au service de l’Église ; il vous souhaite longue vie et prospérité dans le diocèse de Saint-Asaph. Et par ma main, il vous envoie cette lettre avec tout son amour fraternel ainsi que ce coffret qu’il vous prie d’accepter dans votre grande bonté.
Propos que reprit Cadfael après un très court silence afin de produire son petit effet et tourna en un gallois sonore qui provoqua un frémissement et un murmure approbateurs parmi ses compatriotes présents dans l’assemblée.
L’évêque s’était levé de son siège et, contournant la haute table, s’approcha du bord de l’estrade. Mark se porta à sa rencontre et ploya le genou pour remettre dans les grandes mains musclées qui se tendaient vers lui les objets qui leur étaient destinés.
— Nous acceptons avec joie les marques de bonté de notre frère, prononça l’évêque, fort satisfait, après réflexion, car le pouvoir séculier de Gwynedd était à deux pas et ne perdait pas une miette de cet échange. Et nous accueillons ses messagers avec autant de joie. Relevez-vous, mon frère. Veuillez vous asseoir à notre table où nous vous fêterons, ainsi que votre compagnon. C’est en vérité une marque de considération de la part de Roger de Clinton de nous envoyer quelqu’un parlant gallois dans une communauté galloise.
Cadfael suivit à bonne distance et monta sur l’estrade nettement après Mark. C’était lui qui devait recevoir une attention et une considération pleines et entières et qu’on devait mettre à la place d’honneur aux côtés d’Hywel ab Owain, assis à la gauche de l’évêque. Fallait-il voir dans ce geste la main du chanoine Meirion, le désir de l’évêque d’exploiter cette visite autant qu’il le pouvait ou Hywel ab Owain y avait-il eu sa part ? Il se pourrait bien qu’il veuille s’informer sur ce que pensaient les autres chapitres diocésains de la résurrection du trône de saint Kentiguern et de son attribution à un prélat étranger. Si c’était lui qui posait des questions, on lui répondrait sûrement plus facilement qu’à son redoutable père, et il avait des chances de recueillir une moisson beaucoup plus riche. Ce serait peut-être la première occasion pour Mark de parler peu et d’écouter beaucoup.
La place qu’on avait attribuée à Cadfael était nettement plus éloignée des princes, près du bout de la table, mais cela lui fournissait une vue imprenable sur tous les personnages assis sur leurs sièges d’apparat. A la droite de l’évêque était assis Owain Gwynedd, grand homme dans tous les sens du terme, de par la taille, sa largeur d’esprit, ses capacités. Il était très grand, dépassant d’une tête la plupart de ses compatriotes, avec des cheveux blonds très clairs, alors qu’ils étaient bruns pour la plus grande partie d’entre eux, car sa grand-mère, Raghnild, était une princesse danoise du royaume de Dublin, plus nordique qu’Irlandaise et sa mère, Angharad, avait été remarquée pour ses cheveux blonds parmi les femmes brunes de Deheubarth. A la gauche du prélat était assis Hywel, très à son aise, le visage tourné vers frère Mark, afin de l’accueillir aimablement. La ressemblance entre le père et le fils était patente, même si ce dernier avait le teint plus sombre et était plus petit que son père. L’ironie de la chose, songea Cadfael, était que ce garçon, qui ressemblait tant à son père, soit considéré par le clerc qui était assis à côté de lui comme illégitime, car il était né avant le mariage d’Owain d’une mère également irlandaise. Aux yeux des Gallois, un enfant reconnu était aussi respectable que ceux nés de parents mariés, et Hywel, quand il avait atteint l’âge adulte, avait été établi avec honneur dans le sud de Ceredigion qu’aujourd’hui il possédait entièrement, alors que son oncle était tombé en défaveur. Et si on en jugeait par ses actes, jusqu’à présent, il saurait parfaitement s’y maintenir. Il y avait aussi trois ou quatre grands vassaux d’Owain, intercalés entre les chanoines et les chapelains de Gilbert, ce qui les forçait à se côtoyer et à avoir une conversation à la fois courtoise et prudente, bien que l’ouverture du coffret et la croix en filigrane, bien visible, leur fournissent un sujet de discussion commode. En effet, Gilbert, après avoir soulevé le couvercle, avait posé le bijou sur la table afin que tous puissent l’admirer. Il avait placé la lettre de son collègue près de lui, qu’il avait certainement l’intention de lire cérémonieusement, à haute voix, quand le repas tirerait à sa fin.
Entre-temps, le vin et l’hydromel avaient mis de l’huile dans les rouages diplomatiques avec un indéniable succès à en croire les voix qui s’élevaient de toutes parts, dans des langues différentes. Cadfael pensa qu’il ne serait pas mauvais de s’intéresser un peu à ses voisins et de jouer son rôle au banquet.
Il avait à sa droite un clerc d’une quarantaine d’années, bien en chair, à la noble prestance, mais si raide dans son expression, qu’il paria, sans grand risque de se tromper, qu’il s’agissait de ce chanoine Morgant dont la mission, dès le lendemain, serait de veiller à ce que le père et la fille se comportent correctement pendant le voyage qui conduirait Heledd vers son époux en puissance. Avec son nez fin, frémissant, son regard froid, aigu, il serait sûrement à la hauteur de sa tâche. Mais il ne manquait pas de courtoisie dans sa façon de parler et de s’adresser à son hôte. Quelles que soient les circonstances, il saurait s’y adapter, prononcer les mots qu’il fallait, mais il ne donnait pas le sentiment de savoir composer avec les faiblesses des autres.
A la gauche de Cadfael était assis un jeune homme du parti du prince, à la stature massive, compacte, typiquement galloise, très élégamment vêtu, avec des yeux et des cheveux noirs. Et son regard sombre, très intense, qui se perdait dans le lointain, semblait traverser les gens et les objets au lieu de s’arrêter sur eux. C’est seulement quand il regardait Owain et Hywel, un peu plus loin, que sa vision se concentrait ; son visage prenait une nuance plus chaleureuse et ses lèvres allongées s’adoucissaient en un sourire léger. Les princes de Gwynedd possédaient au moins un allié fidèle. Cadfael observa discrètement le jeune homme, car il en valait la peine. Il était beau, malgré son air mélancolique et sa façon de se cantonner dans le silence. Quand il parlait, histoire de faire preuve de civilité envers son voisin, il s’exprimait d’une voix calme mais sonore et dont les cadences, selon Cadfael, n’appartenaient pas à Gwynedd. Mais ce qu’il avait de plus significatif n’apparut pas à Cadfael avant un certain temps car il mangeait et buvait peu et se servait uniquement de sa main droite qui était tranquillement posée sur le plateau, à la vue de Cadfael. C’est seulement quand il se tourna directement vers lui et posa son coude gauche sur le bord de la table, qu’il réalisa : son avant-bras gauche se terminait à seulement quelques pouces de l’articulation ; une toile fine, attachée par un bracelet d’argent mince, était posée sur le moignon, comme un gant.
Cette révélation fut si soudaine qu’il était difficile de ne pas regarder, mais Cadfael détourna aussitôt le regard et s’abstint de tout commentaire, sans toutefois pouvoir s’empêcher d’observer cette mutilation quand il crut qu’on ne le voyait pas.
Mais celui qui l’avait subie avait vécu trop longtemps avec cela pour ne pas savoir l’effet que sa blessure produisait sur les autres.
— Ne vous gênez pas pour m’interroger, mon frère, murmura-t-il avec un sourire en coin. Je n’ai pas honte de proclamer où je l’ai perdue. C’était jadis la main dont je me servais le plus volontiers, même si je savais utiliser les deux, et encore aujourd’hui, je ne me débrouille pas mal avec celle qui me reste.
Puisque sa curiosité n’était pas mal prise, qu’on l’attendait même, Cadfael décida de ne pas se dérober, bien qu’il commençât à envisager quelques éléments de réponse. Ce jeune homme, en vérité, venait presque certainement du sud du pays ; ici à Gwynedd, il était bien loin de chez lui.
— Je ne doute pas, émit-il prudemment, que quel que soit l’endroit où cela vous est arrivé, vous n’ayez pas failli à l’honneur. Mais, si vous avez envie de m’en parler, il serait peut-être bon que vous sachiez que moi aussi, en mon temps, j’ai porté les armes, et moi aussi j’ai donné et reçu des coups. Si vous voulez m’admettre dans vos confidences, je devrais pouvoir vous suivre, ce domaine ne m’étant pas inconnu.
— Je pensais bien, lança le garçon en tournant vers lui deux yeux noirs, brillants, approbateurs, que vous ne ressembliez pas aux moines qu’on voit ordinairement. Eh bien, suivez-moi donc, j’en serai ravi. J’ai laissé mon bras sur le corps de mon seigneur, et j’avais toujours mon épée en main.
— C’était l’an dernier, avança lentement Cadfael, se fiant à son intuition et à son imagination, à Deheubarth.
— C’est exactement ça.
— La victime ?
— … Était mon prince et mon beau-frère, termina l’infirme. Le coup fatal qui l’a achevé m’a emporté le bras en même temps.